(Hommage à Pierre Huwiler)
Nord Finistère, 22 décembre 2019, à quelques pas de l’océan.
Dans la nuit qui tombe vite à cette saison, je viens de passer le pas de la porte de la maison de pierre. Autour, le vent balaie, souffle et nettoie tout sur son passage avec vigueur. Le message arrive discrètement : « Pierre nous a quittés, comme une bougie qui s’éteint. » Les fenêtres et la toiture de bois craquent un peu plus fort. Je m’assieds, laisse monter la tristesse. Je perçois les larmes qui coulent et l’espace, au centre, qui regarde. Comme la maison et ses lumières dans la tempête.
Trois semaines plus tôt, à Domdidier, Pierre était encore debout. Très fragile et fatigué, oui, mais debout, pour nous offrir un ultime concert autour de ses deux recueils de chants pour enfants. Dans la salle, l’émotion était palpable. Ce soir-là, je lui ai dit « au revoir ». Pouvoir dire « au revoir » à quelqu’un avec la conscience du départ imminent est une chance. Je l’en ai remercié intérieurement. Depuis son départ, les souvenirs communs ont refait surface avec plus d’acuité.
Montréal, automne 2006, à quelques pas du fleuve.
Pierre était de passage dans le pays de Gilles Vigneault, où il donnait un concert avec Lundi 7 heures. Alors en séjour au Québec, je suis allée écouter la joyeuse équipe en tournée. Lors de ce concert, le groupe vocal a chanté La complainte de Pablo Neruda, harmonisée par Pierre.
Lorsque la musique est belle
Tous les hommes sont égaux
Et l’injustice rebelle
Paris ou Santiago
Nous parlons même langage
Et le même chant nous lie
Une cage est une cage
En France comme au Chili
Comment croire comment croire
Au pas pesant des soldats
Quand j’entends la chanson noire
De Don Pablo Neruda
Cette rencontre avec le poète chilien, à travers le texte de Louis Aragon et la musique de Jean Ferrat, fut pour moi un instant tournant.
Pierre m’a proposé de me joindre à une soirée prévue le lendemain dans une auberge du Vieux-Port, au cours de laquelle il a présenté les amis aux amis, comme il savait bien le faire. Parmi eux, il y avait Caroline Desbiens, sa guitare, sa voix chaleureuse et le fleuve Saint-Laurent, qu’elle a chanté pour nous. Donnait-elle un concert prochainement ? Oui mais chez elle, à l’Isle-aux-Coudres, à presque cinq heures de route de la métropole. Je souhaitais m’y rendre, restait à savoir comment.
Quelques jours plus tard, Caroline me proposait de rejoindre l’île avec Yves Savard, le guitariste qui l’accompagnerait lors de cette soirée. Dans la salle de l’Hôtel du Capitaine de l’Isle-aux-Coudres, on a tapé du pied, des mains, mangé, bu, chanté, ri et pleuré, et j’ai tendu l’oreille pour tenter de suivre les « pantoute », « tabernacle » et autres « tiguidou » locaux. Yves Savard était entre autres le guitariste de Lynda Lemay. Deux mois plus tard, il m’invitait à un concert privé de la chanteuse à Montréal. C’était un peu ça, l’effet Pierre Huwiler. Une cascade de rencontres, où la découverte de l’ailleurs avait toute sa place.
Car Pierre était un homme de ponts, de confluences, qui faisait s’élever un Hallelujah de Léonard Cohen à la cathédrale de Saïgon, créait un Chatouranga (« jeux d’échecs » en sanscrit) avec son grand ami américain Sam Davis à la patinoire Saint-Léonard de Fribourg, initiait un Esperanto cosmopolite à l’abbatiale de Payerne, Yolanda Williams chantant Mandela sur un magnifique texte de Bernard Ducarroz :
Un homme est libre en sa prison
Ne dites pas ségrégation.
Et, toujours, ces gestes qui menaient le groupe avec précision, cette énergie hors du commun et cet enthousiasme communicatif. Pour autant, derrière l’homme des projecteurs, à l’heure de la pause, de l’apéro ou de l’après concert, j’ai découvert que Pierre préférait souvent se faire discret, voire secret. Il servait un verre, lançait plusieurs questions d’affilée, soulignait avec force les talents des uns et des autres, puis disparaissait le temps de quelques volutes de fumée. Nous savions qu’il était sur le pas de la porte.
Fribourg, automne 2014, à quelques pas du pont de la Poya.
La ville célèbre avec fierté son nouveau pont haubané. Un an plus tôt, Pierre m’a écrit : « J’aimerais te confier les textes d’une grande œuvre musicale. » Au café de Rueyres-les-Prés, il m’a présenté le projet Ponteo, débuté avec son ami parolier de toujours, Bernard Ducarroz. Bernard était atteint dans sa santé et ne pouvait poursuivre. A l’évocation de ce vaste projet sur l’esprit des ponts, j’ai ressenti un certain vertige. C’était inattendu, c’était bien sûr oui. Le passage de témoin, émouvant, a eu lieu chez Bernard, en compagnie de Pierre.
Les musiciens et compositeurs avec qui je collabore ont tous leur univers et leur manière propre de travailler. Avec Pierre, dans ce projet, chaque thème de chanson a émergé autour d’un café. Une fois qu’un texte avait pris forme, je le lui envoyais. Pierre se mettait au piano et, quelques heures plus tard, me téléphonait. Déposant le combiné, il chantait et me jouait la pièce fraîchement composée.
Les répétitions furent des journées de fête. Flavie Crisinel entonnant Lorette et Nos mains, accompagnée par Véronique Piller au piano, bientôt rejointes par les 400 chanteurs présents, restent pour moi parmi les moments les plus forts de cette aventure.
Certes, Pierre et moi avons aussi eu nos confrontations sur la voie humaine et artistique. C'est aussi grâce à elles que j’ai appris beaucoup. Et qu’à l’heure du bilan, les regrets se sont tus.
A quelques pas de l’océan, en décembre dernier, j’ai songé à la dernière pièce que Pierre et moi avons écrite ensemble. C’était Les ruisseaux, les rivières, en 2018 pour la Chorale Plein Vent.
Ce thé qui vient de loin
Tu l’as cueilli là-bas
Je le tiens dans mes mains
J’ai moins froid grâce à toi.
Une feuille après l’autre
Sous le ciel qui nous lie
Une page après l’autre
Doucement je relis…
Notre histoire commune
Nos chemins rencontrés
Elle est belle la lune
L’as-tu vu se lever ?
J’ai songé à la rivière qui, sous la lune, rejoint le fleuve qui, bientôt, rejoint la mer.
Merci Pierre.
février 2020